Que peut une photographie ? Un jour d’été il y a dix ans, nous nous sommes photographiés dans une forêt, au cours d’une randonnée, épuisés et heureux, et en regardant aujourd’hui cette image du passé, je me demande ce qui en elle demeure de la réalité de ce qui a été. De nos corps, de nos visages, de notre jeunesse, de la lumière de ce jour lointain, de l’air, des formes distinctes et des couleurs vives, de notre présence, de la chair, des molécules et des atomes de cette chair, aussi bien que des grands arbres, des chênes verts, de l’eau du torrent qui coulait, des photons de la lumière éclatante de l’après-midi d’été, il y a dix ans, qu’est-ce qui est réellement passé dans l’image matérielle que j’en ai conservé ?
L’ontologie de la photographie
A partir des années 1850 environ, la photographie est devenue le principal pourvoyeur en réel de nos représentations. La mémoire intime, aussi bien que les arts visuels, la cosmologie, la microscopie, la médecine, l’identité administrative, l’érotisme et la pornographie, le reportage de guerre, la reconstitution historique, le témoignage juridique, la publicité, se sont développés en s’appuyant sur une attitude naturelle1 de confiance ontologique à l’égard du produit photographique, fournissant sans cesse à diverses disciplines manipulant des représentations un donné réel, de sorte qu’on pourrait avancer que la modernité visuelle héritée du XIXe siècle tient en grande partie à cette formule : le réel, c’est ce qui est photographié – et la représentation, c’est ce qu’on en fait.
Pour cette raison, l’ontologie de la photographie a joué d’emblée un rôle capital : il fallait bien rendre raison de l’être réel de ce qui entre dans une photographie, et parvenir à conceptualiser et à nommer ce qui dans une image photographique est communiqué de la réalité. Il le fallait pour nous assurer que lorsque nous avons affaire à du photographique, nous avons bien affaire à quelque chose de réel capturé par une image, que nous avons ensuite tout loisir de travailler et de retraiter, à des fins esthétiques, scientifiques, informatives ou politiques.
Aussi méfiant que l’on soit aujourd’hui à l’égard de la construction des images, on ne peut expliquer que la photographie ait servi de matériau universel à nos représentations visuelles qu’à la condition de comprendre que nous n’avons jamais cessé de reconnaître dans la photographie quelque chose qui échappait à nos constructions, quelque chose qui nous était donné.
Or, au terme de plus d’un siècle et demi d’ontologie de la photographie, il faut admettre une sorte de situation désespérée du concept même de photographie. La situation actuelle de ce concept accule ceux qui espèrent encore le penser dans une impasse, ou plutôt les renvoie à un terrible dilemme. La première option consiste à reconnaître que la confiance ontologique accordée au photographique était d’emblée illusoire, et qu’il n’y a jamais eu quoi que ce soit de réellement donné à la photographie. La seconde option nous contraint à nommer ce donné réel, et révèle notre incapacité à faire résister ce noyau de réalité à un doute destructeur : tout ce qui semble désignable en tant que pure réalité dans une photographie nous apparaît de plus en plus, au fil des mutations technologiques du médium photographique, comme le produit complexe d’un dispositif optique et de notre regard (c’est notre regard qui attribue aux photographies un coefficient de réalité qu’elles ne possèdent pas par elles-mêmes). Nous nous sentons pris au piège. Pour comprendre l’origine de ce dilemme, il faut remonter l’histoire de l’ontologie de la photographie, comme on remonte un fleuve, dans l’espoir de trouver un concept unique du réel susceptible de s’accorder avec toutes les photographies (argentiques ou numériques), et de résister au mouvement par lequel toute l’histoire de la pensée photographique semble s’apparenter à une interminable retraite militaire, conduisant à abandonner peu à peu des positions au réalisme trop ambitieux, pour tenter de tenir des positions plus modestes. La citadelle réaliste est sur le point de tomber, et si la pensée l’évacue, alors l’ontologie de la photographie devra reconnaître dans le photographique un genre particulier de la pictorialité, si nous entendons par là la simple inscription de lignes, et éventuellement de couleurs, sur des surfaces2. Or, considérer le photographique comme un genre du pictural, et non pas une espèce à part, c’est faire de la photographie une technique distincte du vitrail comme le vitrail l’est de la gravure, ou du fusain, ou de la peinture à l’huile, ou de la projection soufflée de pigments dans l’art pariétal. C’est admettre qu’il n’existe pas de différence de nature entre l’inscription par la main humaine d’encre, d’ocre ou de charbon sur une surface, et l’inscription de variations d’intensité lumineuse sur une surface sensible par l’intermédiaire d’un dispositif photographique. Mais l’ontologie de la photographie est justement née avec le sentiment, difficile à expliciter, d’une distinction de nature entre le pictural et le photographique, qui tiendrait grossièrement à une inversion de la causalité entre l’objet et le sujet de la représentation.
C’est cette idée dont nous ne parvenons plus aujourd’hui à rendre raison.
Commençons notre remontée du fleuve de la pensée photographique, et partons de l’intuition simple selon laquelle on se serait d’abord représenté (au XIXe siècle) le pictural comme l’inscription de lignes sur une surface, dont la cause ne tient pas à l’objet représenté mais au sujet qui effectue la représentation. Au contraire, dans le dispositif photographique, on a d’emblée admis que la cause (que l’une des causes, en tout cas) de la représentation était l’objet représenté. Personne, à notre connaissance, n’a estimé que l’objet représenté était dans une photographie la cause absolue de la représentation, mais seulement que le sujet (en l’occurrence le photographe) n’était plus la cause exclusive de la représentation. Pour le dire simplement : dans tout genre de dépiction, l’objet visé est peut-être la fin de la peinture ou du dessin, mais il n’agit certainement pas en tant que cause matérielle de la représentation. Le visage de Thomas More, tel que peint par Hans Holbein, n’est en aucune manière la cause matérielle de la peinture qui le figure. En revanche, le visage de Baudelaire, dans le portrait fameux qu’en a réalisé Nadar, entre dans une série de chaînes causales (qui demandent évidemment à être éclaircies) qui conduisent au portrait. La tête même du poète, la forme de son crâne, la finesse de ses cheveux agissent en quelque façon sur la lumière, qui agit à son tour sur une plaque sensible, qui agit enfin sur l’image obtenue.
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Par « donné réel » de la photographie, entendons désormais la détermination de cette continuité causale entre ce qui est photographié et la photographie. C’est ce donné réel qui a toujours été le Graal de l’ontologie de la photographie. C’est par la définition de ce donné réel qu’elle a toujours prétendu rendre raison de la confiance moderne que nous avons accordée au photographique, qui est à la mesure de la défiance contemporaine qui menace d’emporter notre esprit. Si nous ne nous montrons pas capables de définir le donné réel de la photographie, le photographique finira nécessairement par apparaître, dans notre attitude naturelle, non plus comme le principal pourvoyeur de réel de nos représentations, mais comme un genre du pictural, auquel nous devrions accorder une foi ni plus ni moins importante qu’à toutes les peintures de la tradition prémoderne.
Être ontologiquement déçu par le photographique, c’est ce qui nous menace désormais en art, en science et dans l’entretien de notre mémoire intime. Peut-être que bientôt nous ne croirons plus du tout aux photographies, échaudés par notre conscience du montage, des images numériques, des retouches, et incapables de plus reconnaître et nommer dans les trop nombreuses photographies au milieu desquelles nous vivons un noyau ou un reste de donné, quelque chose que la photographie a pris, et qu’elle n’aurait pas produit. Mais quoi ? La forme exacte des choses ? Le témoignage de leur présence ? La lumière qui en a émané un jour ? Nous ne sommes plus capables de dire ce qui résiste au cœur du photographique, et nous sommes au mieux prudents, au pire désabusés. Pour nous prémunir d’une telle déception, il faut à tout prix reparcourir l’histoire de l’ontologie de la photographie à la recherche d’une définition du réel photographique qui tienne le coup, qui résiste au mouvement par lequel l’ontologie de la photographie, à la recherche d’un donné réel, semble battre inéluctablement en retraite.
La retraite ontologique I : la Nature
Le premier moment de l’histoire de l’ontologie de la photographie, qualifions-le de « naturaliste ». Par « naturalisme », nous entendons, surtout dans les milieux savants et chez les premiers penseurs de la photographie, par exemple dans la revue enthousiaste L’Héliographe3, mais aussi bien chez une critique subtile comme Elizabeth Eastlake4 ou un franc contempteur de la photographie comme Baudelaire, la croyance partagée selon laquelle le donné essentiel de l’image photographique serait la Nature. Dans les premiers textes tentant de définir ce qui distingue les appareils de Daguerre ou de Niepce des peintures, le recours fréquent au terme d’image achéiropoiétos (« qui n’est pas de la main de l’homme ») ou bien la métaphore récurrente d’une écriture naturelle de la lumière5, indiquent bien le tout premier statut ontologique de la photographie. On ne se trouvait plus devant une image que l’homme prenait de la Nature, mais devant une image que la Nature prenait de l’homme : la photographie était destinée à permettre une connaissance objective de l’homme, de son visage dans l’art du portrait. Elle devait révéler l’homme, qui n’était plus le sujet mais l’objet de l’image ; cette dernière lui offrait un point de vue naturel sur lui-même.
Voilà une des formulations possibles de cette première ontologie de la photographie.
Et qu’est-ce qui, dans ce naturalisme photographique, permet de définir la continuité réelle entre ce qui est photographié et la photographie elle-même ? C’est la forme naturelle exacte des choses. Dans le célèbre discours d’Arago à la chambre, par lequel le savant et homme politique français illustre et défend l’invention récente de Daguerre, on trouve cette citation du peintre Delaroche selon qui « M. Daguerre a découvert des écrans particuliers par lesquels l’image optique laisse une empreinte parfaite ; des écrans où tout ce que l’image renfermait se trouve reproduit dans les plus minutieux détails, avec une exactitude, avec une finesse incroyables. En vérité, il n’y aurait pas d’exagération à dire que l’inventeur a découvert les moyens de fixer les images, si sa méthode conservait les couleurs (…) En un mot, dans la chambre noire de M. Daguerre, la lumière reproduit elle-même les formes et les proportions des objets extérieurs, avec une précision presque mathématique. »6
Ce qui est donc conservé par l’image photographique du réel, par l’intermédiaire de la lumière, ce sont les formes naturelles des objets extérieurs, imprimées directement sur la plaque sensible. Les contours de la photographie d’un arbre ressembleront en tout point à la silhouette réelle de cet arbre, à une certaine distance, sous un certain angle de vue. A tel point qu’on pourrait imaginer ce que le théoricien de l’image John Hyman appellera bien plus tard une « forme de recouvrement » photographique : « la forme de recouvrement d’un objet est ce que certains philosophes ont appelé sa « forme apparente », en d’autres termes son contour sous sa silhouette (…) par exemple, une assiette circulaire vue obliquement recouvrira (ou sera recouverte par) une tâche elliptique sur un plan perpendiculaire à la vision ».7 Ces formes de recouvrement indiquent la possibilité d’une correspondance exacte, terme à terme, entre des qualités naturelles des objets physiques et des qualités de l’image photographique, qui viendrait théoriquement la recouvrir.
Même Baudelaire, dans sa critique de la photographie, admet par ruse un tel naturalisme photographique : ce qu’il reproche à la photographie, c’est précisément d’être (ou d’être présentée comme – c’est toute l’ambiguïté de son discours) une restitution exacte des formes naturelles du monde physique. Assignant à l’art le rôle de représenter le Beau, et non pas la Nature, Baudelaire se sert stratégiquement du naturalisme photographique dans sa critique, tout en admettant que la conception d’une photographie naturelle et absolument exacte ne résistera pas longtemps à l’analyse (« et la foule se dit : puisque la photographie nous donne toutes les garanties d’exactitude (ils croient cela, les insensés!) »8).
La foi naturaliste dans la photographie, qui tient d’abord à sa conception en tant qu’outil de connaissance, s’effritera en effet bien vite, attaquée sur trois fronts au moins.
Tout d’abord, l’idée selon laquelle les formes naturelles des choses seraient communiquées par la lumière à l’image photographique implique d’adopter une sorte de variante moderne de la physique épicurienne. Il faudrait considérer que les choses naturelles diffusent dans toutes les directions de l’espace des images objectives d’elles-mêmes, que les épicuriens appelaient des « simulacres », que l’œil ou les miroirs arrêtent et captent. Estimer que la photographie est un moyen de « fixer les images » naturelles, c’est prétendre que les images préexistent à leur prise photographique, donc qu’elles sont sans cesse diffusées dans le milieu lumineux, et que le dispositif photographique autorise seulement de les attraper au vol. En effet, le naturaliste ne peut guère prétendre que la photographie saisit immédiatement les formes naturelles des objets, qui se situent par définition à distance de l’objectif. Il faut donc que la lumière transporte en quelque manière les formes naturelles des choses à travers l’espace, pour les communiquer au dispositif photographique. De sorte qu’il faut défendre, en dehors même de toute conception du photographique, une conception naturelle des images produites par les choses elles-mêmes, et non par leur perception. Il devient indispensable de renouer avec une conception physique honnie par l’histoire de l’optique : les images des choses se détacheraient des choses elles-mêmes, comme de minces filigranes, percutant la surface sensible de l’appareillage, qui serait simplement un moyen nouveau de fixer et d’arracher à leur péremption ces flux naturels d’images dans l’espace ambiant. Mon regard revient à la photographie de notre jeunesse. De nos visages radieux d’il y a dix ans, des images infiniment fines se seraient décollées, comme de minces pellicules, pour venir heurter l’objectif de notre appareil de jadis, qui les a fixées. Mais, à moins de prendre appui sur une physique périmée, on sait bien que les images n’émanent pas ainsi des choses, et qu’elles se constituent dans un appareil perceptif, auquel elles ne préexistent pas.
La deuxième difficulté rencontrée par le naturalisme tient à l’évolution de l’art photographique : le pictorialisme, mais aussi bien les premières manipulations expérimentales, qui mèneront aux rayogrammes surréalistes ou soviétiques, indiquent rapidement dans l’esthétique photographique un désir de faire triompher la prise sur le donné naturel de la photographie. Les effets de floutage, l’usage des gommes, les premiers montages, les surimpositions d’images tendent bien sûr à affaiblir l’idée d’un réel photographique naturel, communiqué objectivement et en bloc à l’image, pour favoriser la conception d’un rapport de force entre quelque chose de donné et quelque chose de pris ou de construit, dans tout acte photographique.
La dernière objection est la plus grave, pour une ontologie naturaliste de l’image photographique : elle tient à l’échec de la conception de formes de recouvrement. Il n’existe pas dans une image photographique de formes naturelles des choses, qui pourraient recouvrir d’elles-mêmes les choses vues. Rien n’est découpé en soi, dans une telle image. Si on peut identifier sur une photographie différentes entités distinctes les unes des autres (mon visage et l’arrière-fond du paysage, par exemple), la différence entre ces entités n’est pas inscrite dans la photographie en soi, mais doit être générée par la perception et la conscience qui se rapportent à l’image. Toute photographie est une surface homogène dont toutes les parties ont une égale dignité ontologique, de sorte qu’à l’intérieur de l’image, il n’existe aucune différence de nature : la limite entre mon visage et l’arrière-fond n’est pas inscrite dans la photographie. Une mince portion d’un demi-centimètre située à cheval sur ma face et sur l’arrière-fond forestier vaut autant en tant que parcelle de l’image que la mince portion ombrée d’un demi-centimètre qui s’apparente à la limite entre mon visage et la forêt : le propre de l’image photographique, c’est qu’elle ne présente pas d’elle-même le principe de la distinction entre ces choses. Tout ce qui apparaît sur une photographie, c’est une scène générale – dans laquelle ma perception peut bien reconnaître différents objets, mais que la photographie ne découpe pas de son propre fait. Rien, sur une photographie, n’est individué : le principe de l’individuation des objets matériels n’est pas communiqué à l’image, qui se présente matériellement d’un seul tenant. Dans l’espace-temps de l’image photographique, il n’y a jamais qu’une seule chose : l’ensemble de ce qui a été photographié.
Je ne suis pas distinct d’elle, elle n’est pas distincte de moi, nous ne sommes pas distincts du paysage, sur l’image que je vois – même si je nous reconnais et je nous distingue dans cette scène. Je ne suis pas objectivement individué dans la scène dans laquelle j’apparais tout de même présent.
La retraite ontologique II : la présence
C’est ainsi, peut-être, que s’est constitué le deuxième moment de l’ontologie de la photographie, non plus naturaliste, mais « présentiste », qui a servi de paradigme à toute la pensée moderne du photographique, au XXe siècle. L’ontologie de la photographie s’est détournée progressivement de la forme naturelle des choses, pour embrasser le terme beaucoup moins déterminé de « présence », appliqué non plus aux entités différenciées, mais à l’ensemble de ce qui apparaît dans une photographie. Ce qui autorise l’esprit moderne à être réaliste devant une photographie, ce n’est pas la communication qui lui semble désormais magique, dans l’image photographique, du contour exact et des qualités naturelles de chaque entité individuelle, non : c’est la présence générale de tout ce qui a été là, devant l’objectif, et qui se trouve encore là, en quelque manière, dans l’image.
Le passage du naturalisme au présentisme en tant que paradigme de l’ontologie photographique a accompagné le basculement d’un intérêt de la connaissance pour le réel photographique à un intérêt de la croyance pour ce réel. Dans les œuvres emblématiques de Walter Benjamin, d’André Bazin et de Roland Barthes, le donné photographique est en effet l’objet d’une foi laïcisée, d’un intense désir de croire dans la capacité de la photographie à réaliser techniquement une certaine conservation de la présence de ce qui est passé. On lit dans leur esprit moderne une volonté de croire à la puissance de la photographie, incapable certes d’être l’expression de la forme naturelle des choses, mais capable de transmuter l’espoir religieux de la résurrection en effectivité esthétique. Cette espérance est teintée toujours par la mélancolie, car la présence générale conservée dans l’image n’empêche pas la mort des êtres vivants sauvés par la photographie. Ce qui a été vivant reste en quelque façon présent dans l’image, mais il ne demeure pas vivant. Bien au contraire, sa mort est avalisée ou anticipée par la photographie, qui est apparentée par Bazin à l’embaumement.
Nous deux, sur cette photographie d’été, nous sommes toujours là, mais notre mort est anticipée par l’image, qui représente ce qui de notre présence singulière, ce jour-là, survivra à notre disparition organique. Si je nous regarde avec l’œil d’un moderne, c’est ce que je vois dans notre image, avec la nostalgie par avance de notre vie, du point de vue de notre disparition.
Si l’ontologie naturaliste de la photographie, accompagnant l’enthousiasme savant pour son invention, a été l’idéologie classique de la photographie, le présentisme, accompagnant son développement artistique, et prenant acte de son rôle dans la constitution de la mémoire individuelle et familiale (puisque Benjamin insiste sur les albums de famille et Barthes sur le caractère de fétiche de la photographie de sa mère au Jardin d’hiver, après qu’elle est morte), aura servi d’idéologie moderne de la photographie.
Par « présentisme », entendons donc cette forme de réalisme commune notamment à Benjamin, Bazin et Barthes, la foi démesurée qu’ils accordent tous trois, comme la plupart des penseurs modernes de la photographie, à la présence du réel photographique dans l’image. Nous ne désignons pas par ce présentisme une quelconque thèse sur le présent, mais une position sur la présence du photographié dans la photographie. Pour les présentistes, tout ce qui est dans l’image a été présent. L’image photographique atteste non pas des qualités premières ou secondes des objets (taille, figure, couleur, texture…), mais de leur présence. Qu’est-ce qui est réel dans toute photographie ? C’est le fait que ce qui s’y présente ne peut manquer d’avoir été présent. Bien entendu, aucun présentiste ne juge que la photographie maintient la présence d’un être réel qui poursuivrait sa vie dans l’image. Non, ce qui demeure dans l’image, ce n’est pas l’être lui-même, mais sa présence passée. Voilà la thèse essentielle. Ce qui a été ne continue pas d’être : mais ce qui a été reste présent. Aucune photographie ne ment à ce sujet, même les montages et les manipulations : tout ce qui compose une image photographique a été présent, et cette présence passée est préservée par la photographie, qui soutient à travers le passage du temps sa présence continuée.
Aussi l’ontologie moderne de la photographie échange-t-elle un réalisme classique trop ambitieux, qui faisait de la photographie un analogue technique et perfectionné de l’œil humain, contre un réalisme plus modeste, mais peut-être plus intense, qui fait de la photographie un dispositif laïcisé du miracle.
Dans la Petite histoire de la photographie, Walter Benjamin indique déjà ce basculement d’une pensée de l’être de l’image photographique qui tient moins de la science que de la croyance. Ce qui est réel dans la photographie, ce n’est pas tant la communication des qualités premières des objets (leur forme, leurs proportions), que le fait qu’elles soient là. Dans une peinture, la seule présence matérielle attestée est celle du peintre. Dans une photographie, c’est celle du modèle. De la marchande de poisson de Newhaven, « il reste quelque chose qui ne se réduit pas au témoignage de l’art de Hill, quelque chose qu’on ne soumettra pas au silence, qui réclame insolemment le nom de celle qui a vécu là, mais aussi de celle qui est encore vraiment là et qui ne se laissera jamais complètement absorber dans l’art »9. Ce qui résiste à l’art photographique, c’est le noyau de présence de son objet qui la distingue du pictural. Il y a quelque chose dans l’image, qui tient à la présence de celle qui a été prise en photographie : il y a quelque chose qui vient d’elle, et non pas de l’art du photographe, Hill. Ce quelque chose, ce n’est pas la taille, la forme, les teintes grisâtres de la silhouette de cette femme, c’est son existence : le fait qu’elle se soit trouvée là, au moment où la photographie a été prise, est en partie au moins cause de la photographie, et se transmet silencieusement dans l’image.
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Proposant après Benjamin l’une des premières formulations complètes d’un présentisme photographique, Bazin ne rejette pas en bloc le naturalisme esthétique du XIXe siècle. De toute évidence, Bazin est en partie encore un naturaliste en photographie : « Tous les arts sont fondés sur la présence de l’homme ; dans la seule photographie, nous jouissons de son absence. Elle agit sur nous en tant que phénomène « naturel » comme une fleur ou un cristal de neige dont la beauté est inséparable des origines végétales ou telluriques. »10 Mais Bazin formule au-delà, ou plutôt en deçà de ce naturalisme un peu désuet, un présentisme, qui consiste à identifier la réalité communiquée à l’image photographique moins aux formes exactes des choses qu’à leur être-là. Il fait essentiellement de la photographie un témoignage : « L’objectivité de l’image lui confère une puissance de crédibilité absente de toute œuvre picturale. »11 Ce qui distingue l’image photographique de l’image picturale, c’est cette puissance qu’elle possède de nous faire croire : « Quelles que soient les objections de notre esprit critique nous sommes obligés de croire à l’existence de l’objet représenté, effectivement re-présenté, c’est-à-dire rendu présent dans le temps et dans l’espace. »12
Fétiche de la thèse présentiste, le Saint Suaire de Turin13, qui « réalise la synthèse de la religion et de la photographie »14, montre bien que la photographie relève essentiellement de l’attestation : elle atteste de ce qui a été réellement présent. Témoignage mécanique, objectif, elle accomplit un transfert de présence, arrachant à la puissance destructrice du temps la présence de ce qui a été et qui n’est plus, l’embaumant et la conservant dans l’image.
Qu’est-ce qui a été ? Non pas les objets photographiés, mais la chose toute entière, la scène, l’événement saisi en un instant. Cette chose-là a été, c’est certain.
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Les dernières pages de La Chambre claire de Roland Barthes représentent certainement le meilleur exemple, l’aboutissement et en même temps le chant du cygne de ce présentisme photographique. Il aura incarné une puissante foi moderne dans la capacité du dispositif photographique à accomplir la promesse du christianisme, la transfiguration et la résurrection des corps. Dans cet ouvrage, qui tient autant de l’étude de son désir singulier que de la théorie générale de la photographie, Barthes finit par poser que « dans la Photographie, je ne puis nier que la chose a été là »15. On voit, déjà que « la chose », terme générique, qui désigne l’objet de la photographie, remplace les objets distincts des uns des autres de la position classique et naturaliste. La chose photographiée « a été absolument, irrécusablement, présent(e), et cependant déjà différé(e) »16, précise Barthes qui hésite un moment à abattre les cartes de son réalisme. Il sait à quel point ce réalisme tient à son désir de croire dans la conservation de quelque chose de réel de sa mère morte. L’ontologie de la photographie le cède alors à une phénoménologie de son désir, devant l’image. Barthes comprend que, pour identifier quelque chose de réel de ce que qui a été sa mère dans l’image qui lui sert de mausolée, il faut reconnaître que « la photo est littéralement une émanation du référent »17.
« La photo de l’être disparu vient me toucher comme les rayons différés d’une étoile »18, écrit Barthes, ramassant enfin la position présentiste : « ainsi la photographie du Jardin d’Hiver, si pâle soit-elle, est pour moi le trésor des rayons qui émanaient de ma mère enfant, de ses cheveux, de sa peau, de sa robe, de son regard, ce jour-là. »19
Ce qui a été photographié a fait « émaner » de soi des rayons lumineux, précieusement conservés par la photographie. La présence de la mère de Barthes enfant est passée dans le rayonnement, qui est passé sur la surface sensible, qui a constitué l’image. Et l’image reproduit ces rayons, comme si l’être aimé était toujours présent dans l’image, comme s’il était une étoile morte dont les rayons touchent l’œil longtemps après sa disparition.
« Cela que je vois, a bien été »20, et la présence de la chose photographiée s’est communiquée de proche en proche jusque dans l’image, par une chaîne ininterrompue. Mais dès qu’il s’agit de penser avec précision cette chaîne de transmission de la présence, il semble au contraire que la présence s’évanouisse – aussi bien que se perdaient en chemin les formes naturelles des objets.
A moins d’entendre par « émanation » une transmission magique de la présence, les rayons lumineux qui ont été affectés par la mère de Barthes n’ont pas charrié avec eux la présence matérielle de la jeune fille, bien au contraire. Tout au plus peut-on penser qu’elle est présente dans les rayons lumineux comme la cause est présente dans l’effet. Mais qu’entend-on encore alors par présence (dont Barthes insiste par affirmer qu’elle n’est pas « métaphorique ») ? Qu’est-ce qui, de la main qui le lance, est dans le ballon lancé ? De l’énergie. Un effet. Mais pas de la présence.
La retraite ontologique III : l’indice
De fait, la retraite de l’ontologie de la photographie s’est poursuivie. Après l’étude barthesienne, plus personne ou presque n’a prétendu que dans une photographie tout ce qui avait été photographié « avait été ». Du moins n’en trouvait-on pas la preuve dans l’image. On préférait parler, de plus en plus, d’indicialité. Le paradigme de l’indicialité indiquait au fond l’abandon discret (il n’y eut jamais de critique frontale du présentisme) de la position trop exposée du réalisme de la présence tel que Barthes le défendait. Il avait été un dernier soldat isolé de la croyance magique dans une communication de la présence des êtres dans l’image photographique.
Si le présentisme a servi d’idéologie moderne au photographique, alors l’indicialité en a été l’idéologie contemporaine. Réinterprétation des catégories sémiotiques de Charles Sanders Peirce, et notamment de celle d’index (indice, en français), par Rosalind Krauss21, puis diffusion de ce modèle, des thèses de Philippe Dubois dans L’Acte photographique22 à celles de Jean-Claude Lemagny, l’indicialité consiste à envisager l’image photographique comme un « indice » de sa cause réelle. Pour Peirce, la distinction entre les trois types de signes (ou de representamen) que sont l’icône, l’indice et le symbole repose sur la différence entre relations possibles entre le signe et son objet : l’icône (par exemple, le dessin d’un arbre) est lié à son objet par ressemblance ; le symbole y est associé par des règles ou des lois (donc par convention : c’est le cas du mot « arbre », qui ne ressemble aucunement à l’arbre) ; l’indice, lui, est connecté à son objet par la causalité. La fumée est l’effet du feu, qu’elle indique et trahit. L’empreinte de pas dans le sable est l’effet du pied, dont elle révèle la forme.
Non pas pour définir la photographie, mais pour caractériser un certain courant de l’art américain des années soixante-dix, Rosalind Krauss a réutilisé cette catégorie de l’indice, et elle a permis de concevoir la photographie comme l’effet de ce qui a été photographié : « la photographie est un effet qui révèle et trahit sa cause », écrit Jean-Claude Lemagny23.
Pas plus que le présentisme ne s’est opposé frontalement au naturalisme, la position indicielle n’a affronté le présentisme. En toute discrétion, se réclamant même de son héritage, elle a opéré un retrait stratégique. A mesure qu’il apparaissait intenable de soutenir que ce qui avait été réellement là, devant l’objectif, était encore présent dans l’image, la position indicielle a revu à la baisse les ambitions du présentisme et elle a ajouté une médiation : ce qui est réel dans la photographie, ce n’est pas ce qui a été, mais l’empreinte de ce qui a été.
Comme dans toute empreinte, il existe une continuité matérielle entre ce qui a été présent, et qui ne l’est plus, et ce qui demeure présent. Afin de mieux comprendre le fond ontologique de l’indicialité photographique, représentons-nous la rencontre de deux entités physiques distinctes, telles que les lèvres d’une personne et la peau d’une autre. Lorsque les lèvres quittent la peau, il reste quelque chose de leur passage, que ce soit du rouge à lèvres ou une marque infime et éphémère de salive. L’ontologie de la photographie comme empreinte postule que, lorsque deux objets se sont rencontrés, puis se sont quittés, l’un conserve toujours quelque chose de son contact avec l’autre : c’est ce qu’on appelle l’empreinte. Une empreinte est le souvenir objectif d’une rencontre sur l’une des entités rencontrées. Pour user d’une métaphore sentimentale, on pourrait dire de deux êtres qui se sont aimés, lorsque l’un a quitté l’autre, que celui qui est resté garde sur lui quelque chose de leur amour, de leur union. La photographie en tant qu’indice, ce serait cet objet physique endeuillé, qui a perdu le contact d’une réalité qui l’a quitté, parce qu’elle est passée, mais qui a conservé de sa rencontre effective avec cette réalité lumineuse désormais disparue quelque chose : une empreinte, en l’occurrence lumineuse.
On voit bien la différence entre le présentisme et l’indicialité. Pour la seconde, ce qu’il y a de réel n’est pas ce qui a été, mais la trace de ce qui a été. Rien de la chose photographiée n’est encore présent dans l’image, mais l’image est l’indice réel de ce qui a été là. Ce qui est réel dans une photographie, c’est un certain effet du réel.
Il semble bien que l’art contemporain, dans son usage du photographique, ait été marqué par cette ontologie : il demeurait encore du réel dans toutes les photographies, mais il s’était sensiblement éloigné, puisqu’on n’avait jamais accès dans la photographie qu’à son effet. Du moins, la continuité entre le réel et l’image photographique n’était-elle pas tout à fait rompue24. Elle tenait à peu de choses, mais elle tenait tout de même. Sur la photographie de ce voyage que nous avions fait en Corse, rien de ce que nous avons été n’est réellement là, mais je peux toujours voir l’effet de ce que nous avons réellement été. Elle, moi, nos corps, les arbres et le torrent se sont éloignés dans le temps, ils ont tout à fait disparu, mais ils ont causé tout de même quelque chose dont je tiens le résultat entre les mains. Il y a entre ce que je vois et ce que nous avons été un degré de séparation, mais l’effet fait signe vers la cause, et du feu de ce passé, je vois au moins réellement la fumée. La photographie, pour le regard contemporain qui croit à l’indicialité, n’est pas l’embaumement, l’immortalisation ou la fossilisation de la chose même qui a été photographiée, mais sa trace.
La retraite ontologique IV : l’empreinte photonique
Hélas, il semble bien que la retraite de l’ontologie de la photographie soit sans fin. Même cette thèse au réalisme mesuré a subi un important revers. Dans la Philosophie de la photographie d’Henri van Lier, elle se trouve ainsi attaquée, à juste titre, comme un dernier résidu de pensée magique, qui introduit du lien et de la continuité là où il n’y en pas. Critiquant la confusion entre l’indice (« le côté nature et le côté technique des empreintes photoniques »25) et l’index (« le côté sujet (le photographe) choisissant son cadre, sa pellicule, ses révélateurs, son papier d’épreuve »26), Van Lier reconnaît que si la photographie est bien un indice, elle n’est jamais qu’un indice photonique. Elle n’est pas l’effet de ce qui a été photographié, mais de la lumière qui a servi de moyen à la photographie. Rien, rappelle Henri Van Lier, de ce qui est représenté dans la photographie ne s’est jamais imprimé sur la plaque sensible du dispositif photographique : le visage de l’être aimé n’a jamais touché l’objectif, il ne s’est pas imprimé, sinon métaphoriquement, sur la pellicule. Van Lier propose donc une version plus exacte, mais aussi plus réduite, de l’indicialité, considérant que cela seul dans une photographie est réel : l’empreinte photonique. L’unique continuité réelle et matérielle entre ce qui a été photographié et la photographie tient non pas à la scène, qui demeure à distance, à tout jamais séparée dans sa présence enfuie, mais aux photons, véhicules de la lumière, qui affectés par la scène, par les visages de notre jeunesse, ont percuté une surface sensible, sur laquelle ils ont laissé en effet une empreinte matérielle, conservée par le négatif de la photographie.
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Mais rien ne sera épargné au défenseur du réel en photographie, qui le voit s’éloigner à mesure qu’il s’escrime à le défendre et à le circonscrire. Dans un article récent, André Günthert cite une critique étonnée, par le physicien Jean-Marc Lévy-Leblond, de l’ignorance chez les penseurs de la photographie du processus physique par lequel se déroule l’enregistrement photonique : « la transparence d’un milieu, ou son opacité (…) résultent d’un très complexe mécanisme : les photons lumineux incidents sont absorbés par les charges électriques du milieu (…) et les mettent en branle; ces charges réémettent alors de nouveaux photons, etc. C’est donc seulement le bilan de ces processus d’absorption et de réémission itérés qui permet d’établir si et comment le corps laisse passer la lumière ou la bloque. » En d’autres termes : « Les photons qui entrent dans une plaque de verre ne sont pas ceux qui en sortent. (…) Il y a bien eu un renouvellement complet de ces constituants de la lumière au sein du matériau. »27
Même la défense par Henri van Lier d’une empreinte photonique, comme formulation minimale d’un réalisme photographique, ne résiste pas à l’attaque : les photons qui ont été en contact avec les visages de notre jeunesse ne sont pas ceux qui sont entrés en contact avec le dispositif photographique, et ceux qui sont entrés dans l’objectif ne sont pas ceux qui en sont sortis.
Ainsi, rien matériellement de ce qui a été en contact avec le photographié n’entre dans l’image photographique. Si, par réel photographique nous entendons ce que nous pouvons définir et nommer d’une continuité entre le photographié et la photographie, nous semblons aujourd’hui dans l’incapacité de désigner un quelconque réel photographique.
Et si l’ontologie de la photographie n’est plus en mesure de définir un tel réel spécifique, alors la photographie n’est plus pensable qu’en tant que genre des images picturales. Nous voilà rendus à notre constat initial : la confiance de notre attitude naturelle à l’égard d’un réel photographique n’est plus fondée en raison sur quelque concept que ce soit. Ce n’est qu’une habitude. Dès que l’habitude sera usée par le temps, puisqu’il n’y aura aucun discours fondé pour soutenir notre confiance devant le photographique, elle disparaîtra tout à fait. Nous voici acculés, au bord du vide sur lequel il apparaît que notre conception de la photographie a toujours reposé.
Rien de la matière même de ce jour d’été, il y a dix ans, n’a été conservé dans la photographie que je regarde une fois de plus. Aucune continuité réelle n’a été assurée entre le photographié et la photographie. Je ne suis devant rien de fondamentalement différent d’un dessin représentant ce moment heureux. Tout ce qui demeure de réel de cet instant tient à mon souvenir, rien à l’image.
Au bord du vide
Au terme de cette retraite pied à pied, l’ontologie de la photographie actuelle se trouve comme une troupe en déroute à la lisière d’une falaise, après avoir longtemps reculé dans le champ du réel, abandonnant en chemin nature, présence, empreinte de la chose, empreinte de la matière et continuité matérielle.
Ou bien nous sautons, en renonçant tout à fait, dans les conditions actuelles de production et de conception de ce qu’on appelle encore la photographie, à penser une différence ontologique entre le pictural et le photographique. C’est une possibilité. On pourrait rendre les armes, admettre que la différence ontologique photographique a été une illusion de l’esthétique moderne, et que la photographie consiste, ni plus ni moins que tous les autres genres picturaux, en des lignes inscrites sur des surfaces. On renonce alors à pouvoir nommer une distinction du photographique, parce qu’on n’est plus en mesure de définir ce qui dans la photographie ressortirait d’une causalité imputable à l’objet représenté plutôt qu’au dispositif de représentation.
Mais alors il faut cesser tout à fait de croire au photographique comme au pourvoyeur principal en réel de nos représentations. Il faut revoir notre croyance irraisonnée dans le matériau photographique. Ce sera une révision assurément douloureuse pour la culture humaine, et elle aura pour longtemps le goût amer d’une défaite – la défaite de la modernité toute entière.
Ou bien nous refusons la reddition. Une telle position suppose de demeurer envers et contre tout, dos au vide vers lequel l’histoire de l’ontologie de la photographie paraît nous pousser, nous réalistes.
Tentons un dernier mouvement désespéré. Gageons que ce réalisme est encore possible. Où trouver les ressources pour tenir une dernière position inexpugnable ? Dans la conscience lucide d’un prix à payer. Pour conserver le réalisme, il nous faut sacrifier une notion qui lui a été jusqu’à présent associée. Pour garder le réel en photographie, il faut renoncer tout à fait à tout ce à quoi l’ontologie de la photographie n’a jamais cessé de tenir aveuglément : la présence matérielle des choses. L’être même de la photographie nous invite en fait à séparer réalisme et matérialisme. Pour demeurer réaliste devant une photographie, nous commençons à peine à comprendre qu’il nous faut nécessairement admettre que ce donné n’est pas matériel, et qu’il existe une continuité réelle entre le photographié et la photographie, qui n’est pas une continuité matérielle.
Le réel sans la matière
Le donné réel de la photographie, ce n’est pas la présence matérielle de la lumière, c’est un état de la matière, en l’occurrence de la lumière : c’est donc de l’information. Ce sont des charges échangées, c’est de l’énergie transmise et un bilan de cette énergie passée de photon en photon. La photographie est un dispositif technique qui fait abstraction précisément de la présence singulière, ici et maintenant, de chaque photon, pour en extraire de l’information (un état de la matière) à la rencontre entre une surface sensible et un faisceau de particules photoniques.
Sacrifions encore un peu plus de matière : ce faisceau de particules en question n’est même pas nécessairement un faisceau de photons. Si nous prenons en considération les progrès de la microscopie électronique à balayage, il est possible d’identifier une sorte de photographie scientifique dont la résolution descend sous la longueur d’onde de la lumière visible, qui est déterminée par les photons : on peut très bien prendre des images photographiques de portions minuscules de la matière, à une échelle inférieure au seuil de visibilité des objets matériels. Dans une telle opération, le dispositif technique mime en quelque sorte la photographie, en organisant la rencontre non pas d’un faisceau de photons et d’une surface sensible, mais d’un faisceau d’électrons – en interaction avec la portion de matière dont on désire prendre l’image – et des appareils de mesure. Saisissant ainsi des détails qui sont de l’ordre du dixième de nanomètre, la microscopie électronique à balayage ne peut pas être considérée comme de la photographie par quiconque définirait encore la photographie à l’aide du médium lumineux. Ici, l’image apparaît bien en-deçà du seuil de visibilité, en deçà de ce que les photons peuvent permettre de révéler. Mais il y a encore une manière de se rapporter à ces images de l’infiniment petit comme à des photographies : il suffit pour cela de considérer que toute photographie consiste en l’abstraction d’une information à partir de la rencontre d’un faisceau de particules (affecté par un état de la matière) avec une surface sensible ou une surface de mesure. Pendant longtemps, ces particules ont été exclusivement les photons, paraissant lier indissociablement l’essence de la photographie à la lumière. Quand bien même la photographie reste, et restera sans doute, très majoritairement photonique, la microscopie électronique à balayage nous permet de concevoir que la définition la plus générale et la plus juste du photographique n’implique pas nécessairement les photons – véhicules de la lumières – mais toutes sortes de particules, qu’un flux directionnel, affecté par la matière rencontrée, amène à être coupé et enregistré par un plan.
Seule cette conception devrait nous permettre de demeurer réalistes devant les photographies, donc de ne pas les traiter tout à fait comme des images picturales, et de ne pas non plus investir dans le photographique une foi (en la présence, en la matière, en la lumière), qui ne peut jamais produire en nous qu’une succession de déception. De même que le misologue est l’homme, aux yeux de Socrate, qui n’aime plus le logos parce qu’il l’a mal aimé, parce qu’il a trop attendu de lui28, l’homme actuel, qui menace de croire de moins en moins à la photographie29, s’en détournera parce qu’il y a mal cru, parce qu’il en a trop attendu. Il n’aura pas su voir et nommer le réel qu’elle lui offrait. Juger que la photographie nous livre la Nature, ou la présence des choses passées, des choses mortes, ou l’empreinte de ces choses, ou simplement quelque chose de leur matière même, c’est se condamner à répéter, à faire bégayer l’histoire de l’ontologie photographique. Cette histoire est une suite de défaites et de replis stratégiques, vers la citadelle d’une réalité de plus en plus hypothétique.
Tenons au contraire notre position. Dans n’importe quelle photographie, argentique ou numérique, retouchée ou non, il y a bien un noyau infrangible de réel, mais ce réel n’est rien de matériel : c’est un rapport, ou une série de rapport. C’est une information abstraite de la matière hic et nunc. Juger ainsi du photographique, c’est nous assurer – dans l’état actuel de nos connaissances et des dispositifs techniques contemporains – d’une confiance dans la photographie qui ne risque pas d’être trahie.
Or un tel réalisme sans matérialisme, qui considère que ce qui passe de réel dans une photographie ne relève que d’un rapport entre certains éléments matériels, et non des éléments matériels eux-mêmes, ou de leur présence, a pour première conséquence bénéfique de réunifier a priori la photographie. Au lieu de s’interroger sur les transformations ontologiques opérées par le passage de l’argentique au numérique, il faut plutôt considérer que le photographie a toujours été numérique sans le savoir. Elle a toujours eu affaire à de l’information, pas à de la présence. Bien sûr, les dispositifs photographiques du XIXe et du XXe siècle ont pu nous faire croire que les images photographiques conservaient du réel autre chose que des informations ; mais on peut estimer que la photographie a introduit, dès le milieu du XIXe siècle, le numérique dans nos représentations culturelles. C’est une première victoire pour notre ontologie : nous n’avons plus à penser le numérique comme une destruction, au moins partielle, de l’essence de la photographie, mais au contraire comme l’accentuation de son être. Nous ne sommes plus condamnés à lire l’histoire des techniques photographiques comme une interminable succession de revers, de catastrophes ontologiques. Ce que nous qualifions aujourd’hui d’images numériques n’est que la réalisation du caractère latent des images photographiques, qui retirent à la lumière des rapports entre ses éléments, susceptibles d’être transmis et reproduits.
Information
« Information » signifie ici ce qui, de la présence matérielle de plusieurs entités, peut être abstrait, traité en tant que rapport, et donc reproduit avec d’autres entités (en l’occurrence, d’autres photons). Nous ne traitons pas différemment, de ce point de vue, l’ontologie de l’enregistrement sonore et de l’enregistrement de la lumière. Se représenter qu’à l’occasion de l’enregistrement d’une chanson de Bob Dylan en 1964, les ondes sonores qui ont traversé l’espace du studio ont été captées et conservées dans leur présence même par le master du disque, c’est produire une image magique de l’enregistrement qui conduit nécessairement à prendre des métaphores – telles que celles du caractère spectral de l’enregistrement des voix30 – pour des concepts, et se condamner à être, à terme, déçu, trompé par la réalité de l’enregistrement, qui fait s’évanouir toute mystique quand on le pense. Après avoir trop demandé à l’être même de l’enregistrement, il y a fort à parier qu’on lui accordera trop peu, par dépit : déçu par son caractère rationnel, on estimera avec un haussement d’épaules qu’il n’y a en fait rien de réel dans l’enregistrement d’une voix.
Etre réaliste ontologiquement devant un enregistrement, c’est ne pas lui réclamer de conserver la nature des choses, non plus que leur présence ou leur matière : rien de la présence de la main de Bob Dylan frappant les cordes de sa guitare, un jour de mai 1964, ne passe concrètement dans l’enregistrement de la chanson. Les ondes causées par ce mouvement ne sont pas plus immortalisées par cet enregistrement : le mouvement de l’air entraîne le mouvement de la membrane des micros, qui entraîne mécaniquement, de proche en proche, l’inscription non pas de l’onde sonore elle-même mais de certains rapports entre les ondes sonores sur la bande magnétique. Cet effet, de proche en proche, des mouvements de la main de Bob Dylan, et de sa voix, est effectivement conservé, comme un objet physique ; mais être réaliste, c’est considérer que dans cette transmission de proche en proche, la présence n’est jamais conservée. Au contraire, la présence matérielle de la voix est abstraite, au profit de rapports entre des éléments matériels des effets de la voix : ce sont ces rapports qui sont inscrits, transcrits, enregistrés.
Et aucun enregistrement n’est une résurrection technique. Il ne faut pas se méprendre : un enregistrement n’est pas un effet qui reproduit sa cause. Car les ondes sonores causées par le mouvement du disque vinyle entraînant le bras du gramophone qui lit le disque de Bob Dylan ne sont pas les mêmes ondes sonores que celles qui ont traversée le studio d’enregistrement en 1964. Elles ne sont pas les mêmes en ce sens précis : leur présence matérielle diffère. Il s’agit d’autres ondes. Mais leur rapport conserve, au moins en partie, le rapport qu’entretenaient entre elles les ondes de ce jour de 1964.
Nul enregistrement ne conserve ni ne réactive les qualités essentielles des choses, ou leur présence, ou leur matérialité. Tout au contraire, le seul moyen de se montrer réaliste devant le défi d’une pensée des techniques d’enregistrement, c’est d’admettre que l’enregistrement consiste toujours à faire abstraction, à absenter la présence matérielle, les qualités propres des choses enregistrées, et à conserver uniquement la relation, ou certaines relations, entre ces choses, afin de pouvoir reproduire ces relations avec d’autres entités matérielles singulières, dont la présence n’a rien à voir, sinon métaphoriquement, avec celle des choses enregistrées.
Pour penser l’ontologie d’un enregistrement, il faut décevoir tout fétichisme, toute croyance magique dans la conservation de l’être présent, matériel des choses, de la voix, des corps, des visages : tout cela, comme toutes choses, est toujours englouti par le passage du temps, et voit sa présence diminuer tendanciellement en intensité, à mesure que ça devient passé. Nul être, en étant enregistré, n’est jamais arraché au temps. Mais la composition de plusieurs êtres entre eux peut être rejouée avec d’autres êtres, comme on rejoue une même pièce avec d’autres acteurs. C’est seulement en pensant ainsi un enregistrement qu’on s’évite le fétichisme – et ultimement la déception qui mène toujours au déni du donné réel d’un enregistrement, mais qui n’est pas de la matière. C’est de l’information.
La photographie et l’enregistrement sonore ont en quelque façon inventé l’information moderne : la conservation du rapport entre des entités, reproductible à volonté avec d’autres entités. Et le réel moderne, révélé par l’enregistrement, c’est de l’information.
Enregistrer : transformer des événements en objet
Le caractère de l’enregistrement, sonore aussi bien que lumineux, ne tient donc pas à la conservation de la matière sonore ou lumineuse, mais au relevé d’une information matérielle, qui passe par la transformation d’un événement en objet. Enregistrer, c’est arrêter par un dispositif un ou plusieurs événements – sonores ou lumineux – pour en faire un objet. Eclaircissons ce point. Ce que capte une photographie, c’est un ensemble d’événements lumineux, en l’occurrence le passage de faisceaux de particules, de photons. En extrayant de ces faisceaux des rapports, le dispositif photographique arrête l’événement : il n’a plus lieu, il ne se passe plus. Les événements que sont les rencontres par les faisceaux de particules d’une surface sensible apparaissent désormais comme un objet : une portion stable d’espace-temps. Si un événement est ce qui est représenté dans le langage par un verbe, un objet est ce qui correspond à un nom31. Les événements sont des faires, les objets sont des faits. Un objet est donc identifiable et réidentifiable à travers le temps : un objet, c’est ce qui peut demeurer identique. La photographie objective des événements réels, en train de se produire, car elle en extrait de l’information lumineuse. Mais la transformation d’événements en objets correspond à un changement d’ontologie, pas à une transfiguration matérielle : il est toujours possible d’ordonner un monde en événements ou en objets. La photographie, en tant qu’enregistrement, est une machinerie qui contraint le regard à traiter des événements en objet. Car une image photographique, une fois qu’elle est prise, ne cesse jamais tout à fait d’être un événement possible. On peut continuer à considérer une photographie comme un événement, donc comme une entité qui change avec le passage du temps. C’est l’effet esthétique produit par les œuvres de Liz Deschenes, par exemple32, qui sont des images dont le temps de révélation se confond avec le temps d’exposition : d’heure en heure, devant les spectateurs, l’image ne cesse pas de devenir. Or toute photographie, en tant qu’événement, n’en finit pas de changer, même imperceptiblement. En tant qu’événement, la photographie de nos visages de jeunesse, prise il y a dix ans de cela, ne date pas d’il y a une décennie : maintenant, elle date de maintenant ; aujourd’hui, elle date d’aujourd’hui. C’est un faire continu, pas un fait. La photographie, en tant qu’événement, n’est pas réidentifiable, elle est un processus qui ne s’arrête jamais, et à l’instant présent, elle est de l’instant présent.
Mais nous voyons bien les photographies que nous tenons actuellement en main comme des témoignages réels d’un événement passé. Nous sommes en effet amenés à les considérer en tant qu’objets, donc en tant qu’identités durables, identifiables et réidentifiables à travers le cours du temps. C’est la règle de tout enregistrement : enregistrer, c’est produire un dispositif qui permet à la cognition de passer d’un monde d’événements à un monde d’objets. L’objet enregistré peut toujours être considéré comme un événement, mais il perd alors sa capacité à retenir réellement un événement passé. Dès que je vois une image photographique comme un événement actuel, elle cesse de conserver quelque chose – une information réelle – du passé. C’est le prix à payer. Et la photographie, en tant que dispositif technique, permet à mon appareil cognitif de ne plus voir parmi des événements une certaine image comme un événement, mais comme l’objectivation de plusieurs événements lumineux du passé. Devenue un objet, la photographie n’est plus ni d’hier ni d’aujourd’hui : comme tout objet, elle dure. Elle n’est pas éternelle, elle cessera certainement d’être, elle sera un jour détruite, annihilée. Mais en attendant, elle se présente comme une entité matérielle transtemporelle, qui conserve l’information d’événements lumineux – la rencontre de faisceaux de particules (affectés par les corps) avec une surface sensible.
Représenter : absenter quelque chose de présent
Machine à transfigurer réellement l’information d’événements passés en objet transtemporel pour ma cognition, la photographie, aussi bien que la phonographie, n’est pas une résurrection matérialiste, mais un enregistrement qui ne peut pas s’empêcher de représenter. Car la photographie, évidemment, ne se contente pas d’enregistrer de l’information lumineuse : elle représente, à l’occasion de cet enregistrement, des scènes, qui engagent des corps, des figures, des attitudes, des êtres vivants et des paysages.
Si on entend prioritairement par représentation l’absentement de quelque chose de présent, plutôt que la présentation de quelque chose d’absent, alors la photographie représente nécessairement. Elle consiste en effet à absenter la présence singulière de la matière. Loin de communiquer réellement les qualités naturelles des objets, leur présence ou leur matière, la photographie en fait abstraction. Elle absente du réel hic et nunc présence et matérialité : la photographie, c’est du réel lumineux abstraction faite de sa matière. Or, il suffit de concevoir une discipline technique qui absente une part de la présence pour pouvoir représenter. Ainsi, la pictorialité a toujours consisté à abstraire de l’espace l’une de ses dimensions, et à traiter une portion d’espace tridimensionnel en quasi surface. Toute image picturale (toute peinture, tout dessin) représente d’abord en ce qu’il se présente comme un effet de surface, qui contraint notre cognition à traiter en deux dimensions ce qui en a trois, donc à abstraire une surface de la matière. Mais l’enregistrement photographique est distinct ontologiquement des images picturales en ce qu’il n’abstrait pas de la matière une surface, mais de l’information. L’image picturale retire seulement à la matière l’une de ses dimensions ; l’image photographique ôte à la matière toute sa présence. Elle absente tout ce qui était présent. Elle en retire des relations entre les éléments de la matière, qu’elle conserve en les reproduisant à l’aide d’autres éléments ; tout ce qui dans la matière n’est pas de l’information lumineuse est absenté par la photographie.
Et, pour cette raison, toute photographie représente quelque chose. Par une règle rationnelle de compensation, tout ce qui absente ce qui est là présente quelque chose qui n’est pas là. Cela ne signifie pas que toute photographie représente quelque chose de préexistant, quelque chose qui existait avant d’être photographié : la photographie peut inventer ce qu’elle saisit. Mais elle ne peut pas manquer de le représenter, c’est-à-dire de présenter à l’œil quelque chose qui ne se trouve pas matériellement ici.
Parce que la photographie de notre jeunesse a retiré à ce moment maintenant lointain, un jour d’été, toute la matière qui nous constituait, qui modelait nos visages insouciants, qui vibrait dans l’air chaud, qui vivait dans les arbres, dans les herbes, dans l’atmosphère de cette forêt de chênes verts, elle a retiré de ce qui existait singulièrement cet après-midi-là des quantités d’énergie, des charges, des différences, des fréquences, qui ont été rejouées, encodées et restituées par des cellules lumineuses, des pixels sur mon écran d’ordinateur, ce soir même. Il y a toujours un sacrifice au cœur de l’être, pour pouvoir représenter. C’est parce que la matière présente de cette belle journée n’existe plus, c’est parce qu’elle n’est pas passée réellement dans l’image, que l’image a absenté quelque chose de présent. Et c’est pour cela que quelque chose d’absent ne cessera jamais d’être présenté par l’image, tant que l’image durera. C’est ce qui explique que je peux voir dans la photographie autre chose qu’un code, qu’une information abstraite, et que cette information abstraite me rend présent quelque chose – qui ne se trouve pas là. Le jour d’été, nos visages épanouis par la fatigue, la chaleur, les sourires, persistent. Ce ne sont pas des réincarnations rendues possibles par la technique. Ils ne sont pas sous mes yeux, je ne peux pas les toucher, les caresser, ils n’ont pas la consistance de leur matière. Je ne peux rien explorer, même par les yeux, de leur profondeur : ultimement, je me heurte aux éléments de l’image, à la pauvreté des tâches lumineuses, des pixels. Je ne peux pas tourner autour. Et même si je le pouvais, je ne pourrais pas trouver dans leurs parties une richesse de réalité équivalente à celle de leur tout, comme c’est le cas avec la matière présente : le visage que je vois réellement présent devant moi est composé de parties inépuisables. Nos visages de jeunesse sont composés de parties que ma vision épuise vite : sur le papier de petites tâches indistinctes, sur l’écran une unité lumineuse carrée. La matière charnelle de nos peaux a fui depuis longtemps déjà, depuis dix ans.
Nos visages photographiés sont absents. Mais leur absence est déterminée, ce n’est pas l’absence d’autre chose : c’est la leur. Ils ne sont donc pas présents, mais ils sont tout de même présentés.
Voilà exactement ce de quoi la photographie n’a pas cessé d’être le pourvoyeur, depuis le XIXe siècle : une information qui arrache la lumière à la présence, qui l’enregistre, qui arrête des événements et les transforme en objet, qui absente du réel sa matérialité et qui incidemment présente des scènes, peuplées de corps, de visages, de paysages, qui ne sont pas matériellement là. Quiconque accorde à tout ce qui est photographique une confiance fondée sur cette certitude raisonnée ne risque pas d’être déçu ou trompé par les photographies et leur usage scientifique, artistique, journalistique ou même intime. Au terme de sa longue retraite, l’ontologie à la recherche d’une juste définition du réel photographique peut imaginer tenir, au moins pour un temps, cette idée de la photographie. Qu’est-ce que c’est vraiment que la photographie ? C’est ce qui a appris à notre perception à démêler réalité et matérialité dans la lumière des choses. C’est ce qui a fourni à nos représentations modernes une sorte de représentation de fond, une figure du réel en tant qu’information de la matière. La phonographie nous l’a donné dans l’élément sonore, la photographie dans l’élément lumineux, même si aujourd’hui des particules nous font accéder à une photographie infralumineuse. La photographie nous a fourni une nouvelle forme d’image, qui ne faisait pas seulement abstraction d’une dimension de l’espace, comme le faisait déjà le dessin, mais de toute sa matérialité. La photographie a assis nos perceptions visuelles sur un socle nouveau : l’absence déterminée de la matière, évidant le réel de tout ce qui s’y trouvait présent, pour en retenir l’information et la rendre visible.
Être juste avec le photographique
Lui demander plus, et avoir foi en sa capacité à nous restituer la présence réelle des choses visibles du passé, c’est non seulement commettre un contre-sens sur la photographie – qui absente précisément cette présence réelle – mais attendre de l’ontologie de la photographie une impossible mystique technique. Supposer que la présence est une force dont on ne peut rendre raison et qui se communique de proche en proche au-delà de ce qui est ici et maintenant, à moins donc de confondre présence et absence, et de donner à la présence le pouvoir d’être son propre contraire, c’est croire à la magie photographique. Surtout, c’est exiger d’elle l’impossible, donc finir par lui reprocher de ne pas être à la hauteur de la foi démesurée qu’on lui a voué.
Si nous nous contentons encore de confondre le réel affirmé et la matière niée par la photographie, tout le château de cartes de nos représentations – et notamment de l’art moderne et contemporain, appuyé sur le fond d’une réalité fournie par la photographie, montée, coupée, collée, filtrée, déconstruite, reconstituée par toutes les disciplines des arts visuels – s’écroulera d’un coup, et retombera au niveau du pictural. Pour avoir trop et mal réclamé à la photographie, on ne lui accordera plus rien de distinct de ce que nous reconnaissons à nos points, nos lignes, nos surfaces de toujours. Ce serait un drame esthétique, et le dos tourné à toute la vieille modernité, comme si elle n’avait jamais été qu’une gigantesque erreur de jugement : à notre entrée dans l’ère moderne, nous aurions cru trop fortement à la photographie, et à notre sortie nous y croirions trop faiblement ; jamais nous n’aurions été capables d’une attitude perceptive juste et égale de ce qu’elle nous communique de réel.
Essayons. La photographie de cette randonnée qui date d’il y a dix ans, je n’y crois pas comme à une relique dont l’aura manifesterait un résidu de présence du passé. Rien de ce qui a été alors n’est présent dans l’image. Rien n’en rayonne. Rien ne s’y est imprimé matériellement. Si j’en ôte toute trace de magie, si je la vois pour ce qu’elle est réellement (et je pense qu’une telle attitude n’est pas impossible), cette image n’est pas un fétiche, c’est-à-dire un objet où quelque chose d’absent n’est pas seulement présenté, mais réellement présent. Alors, qu’est-ce que c’est ? C’est l’enregistrement d’une information, d’une série d’événements lumineux, dont rien de matériel n’a été arraché au passage du temps. Mais je ne vois pas pour autant une pure abstraction : je perçois dans nos visages photographiés de jeunes gens une sensualité qui n’est pas que le produit de ma mémoire affective. Ce n’est pas présent dans l’image, certes, mais c’est tout de même présenté : les tâches de la crème solaire, les ridules de sourire au coin des yeux éblouis et fatigués, la joie des joues roses et les yeux brillants. Abstraits de leur présence et de leur matière, ces signes sensibles sont exposés à ma vue, et rappellent à mon souvenir toutes les perceptions qui y étaient sourdement attachées depuis des années. Je souris. Je ne crois pas à la photographie. Je sais : je suis certain de ce que c’est. Ni miracle ni symbole trivial, cette photographie est bien une négation. Elle nie que tout ce que je vois puisse être là. Et, de fait, rien de tout cela n’est là. Je ne demande pas à la photographie de nous réincarner. Il n’y a pas de résurrection de ce qui est passé. La photographie dit résolument non, elle refuse l’être présent et matériel à cette scène du passé, qui me manque, qui m’échappe mais que je suis heureux de regarder. La photographie la nie mais, en la niant, elle ne nie pas n’importe quoi. Cette photographie n’est pas l’absence de n’importe qui. Ce n’est pas l’absence d’un autre homme et d’une autre femme, ce n’est pas votre absence. C’est la nôtre. C’est l’absence d’elle et de moi ce jour-là. C’est une absence déterminée, par l’information de la lumière.
Et sachant cela de la photographie, je n’exige d’elle rien de plus, rien de mieux. C’est assez, c’est juste, c’est exactement ce qu’elle peut.