Dans la transition de la conscience à la réalité, le Moi, le Toi et le Monde surgissent dans l’existence reliés entre eux de manière indissociable et, pour ainsi dire, d’un seul coup.1

La ligne sans épaisseur et la monnaie

Le « Big Bang » des mathématiques occidentales date de la définition β d’Euclide : la ligne est une longueur sans épaisseur. Cette invention rattache les mathématiques au Mythe, tout en proposant des formes nouvelles du savoir, et organise l’espace humain par un découpage du visible et de l’invisible extrayant du monde les Idées de Platon. Dans les Confessions, Saint Augustin rappelle que même les fils d’une toile d’araignée sont épais : il est donc impossible de tirer cette idée de la ligne de l’expérience sensible – Dieu nous fait connaître cette structure mathématique, en l’inscrivant dans notre mémoire. Sans pour autant adopter d’hypothèse portant sur des absolus, nous pouvons reconstruire le geste symbolique entièrement humain qui inaugure l’invention de la ligne sans épaisseur. Celle-ci n’est qu’un bord découpant les figures composées de lignes de la géométrie grecque, un passage à la limite du trait par lequel nos ancêtres ont dessiné, à Lascaux, des bisons composés uniquement de lignes et de bords, dans lesquels seul un homme peut voir la silhouette d’un animal.

Ancienne Monnaie Grecque, Phocée, 6ème siècle avant JC. Crédit Photographique : Doug Smith.

Ancienne Monnaie Grecque, Phocée, 6ème siècle avant JC. Crédit Photographique : Doug Smith.

La philosophie, les mathématiques et la monnaie métallique naissent presque simultanément en Ionie entre VII et VI siècle2. Ces pratiques véhiculent de nouvelles formes de pensée et de vie sociale. L’invention de la monnaie implique une catégorisation – une équivalence généralisée, diraient Marx et Keynes – qui a partie liée avec celle qu’opère la philosophie. En ce qui concerne les mathématiques, la démonstration axiomatique euclidienne – ce produit de l’agora – est peut-être moins importante que l’invention de structures purement idéales, tels la ligne et le point, qui organisent et mesurent le monde tout en existant uniquement dans le langage et dans le geste. Les idées sont saisies à travers des pratiques gestuelles, des trajectoires dans l’espace qui montrent la démonstration à travers les mouvements des points et des lignes tracés. Le théorème, c’est du theorein, un « voir » qui renvoie au « montrer », à l’instar du théâtre où on accède aux « idées » à travers la vision des événements mythiques.

Parmi ces « Idées » mathématiques, la ligne, en tant que trace d’un geste continu, est une notion fondamentale : le point (semeion) n’est repéré, chez Euclide (théorème 1, livre I), que comme signe d’une position sur une ligne ou d’une intersection de deux lignes. Le point n’est pas l’entité fondamentale : du point de vue géométrico-spatial, ce n’est pas la ligne qui est composée de points mais c’est le point qui est le signe-trace des relations et des mouvements dont la ligne est le support. Toutes les figures de la géométrie grecque sont composées de lignes continues et de leurs rencontres. D’une part, les figures constituées de bords sans épaisseur rendent possible le calcul des surfaces ; d’autre part, l’idéalité de la ligne explique l’irruption de l’infini-irrationel (alogos) dans le calcul des figures finies. La géométrie des bords « purs » dépasse le logos arithmétique et organise le monde à travers des relations de détermination réciproque entre des diagrammes abstraits s’enracinant dans les expériences gestuelles et figurales de l’humanité, des expériences dont témoignent les bisons de Lascaux. La monnaie aussi institue des relations d’équivalence entre les objets qui se fixent dans une écriture symbolique (la valeur des premières monnaies est marquée par des figures géométriques et par leurs combinaisons). Cette relation entre géométrie et idéalité, entre abstraction et vision figurale, gouverne aussi la philosophie dont la notion fondamentale est l’eidos, l’Idée.

Le mouvement rectiligne uniforme

C’est par un geste aussi audacieux que celui d’Euclide que Galilée introduit en physique le principe d’inertie en tant que principe fondamental de conservation (de la quantité du mouvement). Le principe de Galilée constitue un passage à la limite : le mouvement inertiel parfait n’existe pas dans le monde, c’est une limite externe à partir de laquelle Galilée, se situant idéalement à l’horizon de tous les mouvements, peut les saisir tous ensemble comme des modifications d’un état-limite idéal. Dans la Renaissance italienne, l’infini-idéal rencontre le fini, le monde de l’homme et des processus naturels. Cette rencontre révolutionnaire est d’abord thématisée par les grands débats théologiques médiévaux3, mais sa représentation spatiale aura lieu dans la théologie picturale des Annonciations, site décisif de l’invention de la perspective linéaire4. Au début du XV siècle, la présence de l’infinité divine dans la finitude d’une femme – la Vierge – est symbolisée par l’inscription dans le tableau du point projectif où les lignes convergent « à l’infini ». Ensuite, Nicolas de Cues et Giordano Bruno plongeront l’humanité et ses pouvoirs au sein d’un Dieu-Nature infini qui exprime une nouveau regard sur la condition humaine : un regard depuis l’infini qui réconcilie humanité et divinité, idéalité et spatialité – tout comme les Annunciazioni articulent l’infinitude de Dieu et la corporéité de la créature humaine.

Piero della Francesca, L'Annonciation, 1455, Fresque, 329 x 193 cm, San Francesco, Arezzo

Piero della Francesca, L’Annonciation, 1455, Fresque, 329 x 193 cm, San Francesco, Arezzo

Les mathématiques et la physique entament, avec Descartes, Desargues, Leibniz et Newton, une démarche analogue, rendant intelligibles les formes et les mouvements des corps matériels finis à travers des principes-limites infinis. C’est d’abord l’art pictural renaissant qui plonge les figures dans un infini spatial-géométrique : selon Pomponius Gauricus, l’artiste doit tracer l’espace sur la toile avant d’y situer les corps5. Piero della Francesca est fidèle à ce principe, alors que chez Paolo Uccello et Ambrogio Lorenzetti la géométrie de l’espace pictural suit l’événement. Mais dans l’un comme dans l’autre cas, c’est la géométrie qui organise l’événement, en contribuant à lui donner une structure visible et signifiante.

L’invention de l’espace mathématique

Si l’organisation géométrique de l’espace pictural devient indissociable de la constitution des figures et des événements, l’organisation géométrique de l’espace en physique devient indissociable de la constitution des trajectoires, que la vision aristotélicienne étudiait comme des phénomènes indépendants et isolés. De Descartes à Newton, l’espace préexistant aux trajectoires est constitué en structure apriori, dont Kant fera un principe, non plus du réel, mais du savoir. Mais cette structure préexistante a généralement été considérée comme une réalité ontologique. Ainsi, se développe un platonisme implicite qui fait des équations, des fonctions, des écritures et des formes des êtres idéaux précédant le monde – une idéologie spontanée qu’on retrouve en biologie, dans la métaphore de l’ADN comme « code » contenant l’organisme tel que Dieu ou l’évolution l’ont « programmé ».

La naissance de cette ontologie implicite à la Renaissance est aussi surdéterminée par l’invention du papier monnaie, qui constitue une étape ultérieure dans le processus d’abstraction de la valeur et des rapports sociaux6.

Les articulations complexes entre mythe, théologie et formation de la pensée scientifique constituent l’objet de l’épistémologie historique. Les différents platonismes « spontanés » qui continuent à exister en philosophie des mathématiques refusent cet « écart », cette prise de distance, que permet la réflexion épistémologique : ils réifient les gestes humains constituants, théologiques et mathématiques, par lesquels le monde est rendu intelligible. En réalité, la ligne sans épaisseur, le point-signe, la perspective linéaire et l’espace donné apriori ne sont que des constructions non-arbitraires, engendrées par des pratiques concrètes se frottant à un « réel » qui canalise par ses contraintes nos opérations de connaissance. Or ces constructions dont les traits dominants sont l’immatérialité et l’invariance mathématique – et dont la puissance relève non seulement de leur grande efficacité en mathématiques et en physique, mais tout aussi bien de leurs origines mythiques et théologiques – sont tout à fait inadéquates au champ biologique. C’est cette inadéquation qui relie le problème épistémologique aux orientations actuelles de mon travail.

Intermezzo : existence et vérité

Tout discours sur l’« existence » d’une structure mathématique comme la ligne sans épaisseur passe à côté de la problématique du geste constituant. Non seulement l’étude du cerveau montre que celui-ci impose des bords aux objets7; l’organisation du monde en lignes continues relève aussi des gestes primaires de l’organisme, du cercle rétention-protension8. Mais ces structures biologiques ne contiennent pas déjà les concepts de la ligne et du bord : elles ne sont que des conditions de possibilité d’un rapport primaire au monde que le langage, le dessein et l’écriture organisent conceptuellement à partir du geste de tracer des figures sur un rocher. Quant au principe d’inertie, il est impossible de le soumettre à une vérification empirique, qui demanderait de réaliser dans le monde l’absence absolue des forces. On a toujours affaire à des principes organisateurs relevant d’une praxis qui nous permet de regarder le monde depuis un passage à la limite. Ces structures mathématiques issues d’une longue histoire scientifique et théologique peuvent néanmoins être modifiées à travers la confrontation avec les contraintes du réel – c’est le cas de la Relativité, où la forme riemannienne des espaces, unifiant inertie et gravitation, est finalement le fruit d’une réorganisation qu’imposait l’invariance constatée de la vitesse de la lumière. La puissance des constructions symboliques9 et des passages à la limite qui nous permettent d’appréhender le fini depuis l’a-logos et l’a-peiron continue à soutenir la construction de notre connaissance du monde physique. Cependant, la question se pose de savoir si ces principes permettent de saisir l’historicité et l’invariabilité du vivant.

L’espace et la loi

Ce n’est qu’au XVIII siècle que le terme de « loi » s’impose dans le vocabulaire des sciences – projection sur la nature de la loi divine et, selon certains, de la loi émanant des monarchies absolues10. Il y a un lien entre l’essor de la notion de loi dans les sciences naturelles et l’invention de l’espace. L’idée de loi physique ne devient une notion rigoureuse qu’à partir de sa formulation sous forme d’équations, ce qui n’est possible que grâce à la construction des structures apriori que sont l’espace et le temps, conditions de possibilité de la connaissance physico-.mathématique. Pour que les régularités de la nature deviennent des « lois », il faut les écrire sous forme d’équations ou de fonctions d’évolution ; et pour ce faire, il est nécessaire de construire un espace apriori d’inscription mathématique (les paramètres spatio-temporels). La physique mathématique au XIX siècle prolongera l’espace cartésien de Newton, Lagrange et Laplace en espace des phases : un cadre donné préalablement en tant que condition de possibilité de la détermination par des équations des géodésiques, c’est-à-dire des trajectoires optimales dans l’espace considéré. Ce cadre reste une condition apriori même lorsque la détermination des trajectoires s’avère incomplète, et que le formalisme des équations décrivant les trajectoires débouche sur une impredictibilité de type déterministe, comme dans le résultat de Poincaré à propos des trois corps, qui a détruit le mythe laplacien de la détermination complète11.

Section de Poincaré d'une activité pendulaire chaotique (Simple Phase)

Section de Poincaré d’une activité pendulaire chaotique (Simple Phase)

Au XIX siècle, le positivisme a refoulé l’origine théologico-métaphysique des « lois de la nature » et a attribué à ces dernières le pouvoir de réguler totalement les actions humaines. De ces postulats illusoires dérive l’échec catastrophique des théories de l’équilibre économique, que Poincaré avait déjà démolies dans une lettre à Léon Walras. Mais l’idée persiste encore aujourd’hui que les processus économiques correspondent à une dynamique walrassienne, qui engendre spontanément un état optimal lorsqu’elle n’est pas perturbée par des interventions extérieures. On a affaire ici à une métaphysique du pouvoir qui considère la société comme un ensemble d’individus rationnels visant chacun la maximalisation de son profit, et dont les interactions produisent un ordre social spontané soustrait à la communication entre les hommes et à leur capacité de construire un monde commun. Cette métaphysique implique l’idée que les hommes peuvent et doivent être gouvernés par les lois du nombre, les techniques de calcul et les normes engendrées spontanément par le traitement statistique des données. Le principe s’affirme d’une normalisation universelle de toute conduite – économique, politique, scientifique – par les résultats statistiques, qui finissent par rendre superflus et négligeables tant la variation singulière que la décision qualitative. La normativité du donné statistique oublie complètement que les moments décisifs de l’histoire de la pensée scientifique ont impliqué des décisions métaphysiques radicales et une articulation nouvelle entre régularités du réel et idéalité mathématique. La décision d’organiser l’espace à partir de lignes sans épaisseur, de regarder le système des corps célestes à partir du soleil, d’imaginer des espaces dont la courbure est variable et des déformations continues de l’espace-temps ; et aussi l’articulation entre nombre et forme (Gestalt), sous les formes différentes de la géométrie analytique, de la géométrie différentielle et de la géométrie algébrique jusqu’aux Topoi de Grothendieck : tout cela se fonde sur des « sauts » métaphysiques explicites. Ce que nie l’économie fondée sur le nombre sont les choix portant sur les valeurs qui correspondent, en physique-mathématique, à l’introduction de structures nouvelles et d’observables adéquates, telles la quantité du mouvement, l’énergie ou l’entropie, la fluidité ou la « couleur » des quantas.

 Une théologie renversée

C’est en biologie que le mythe du donné computable, alpha-numérique, a produit les plus grands distorsions tout au long du XX siècle, en faisant de l’ADN un « programme » séparé de la matérialité cellulaire et en réduisant les organismes à des simples « avatars » de l’information génétique. Si des biologistes comme François Jacob12 identifient directement les gènes à l’écriture alphabétique, Francis Collins, directeur du National Human Genome Institute affirmait publiquement en 2000 : « Nous avons saisi des traces de notre propre livret d’instructions, auparavant connu de Dieu seul ». Ce mythe fabrique des universels avec du particulier, en renversant le rapport infini-fini qui avait impulsé l’essor des sciences de l’Antiquité à la Renaissance. L’activité technique finie de l’informaticien, héritier de l’artisan-horloger, est projetée sur l’action de Dieu ou de l’évolution. En outre, l’homme réduit à une séquence codifiable de bits perd l’épaisseur matérielle que la peinture renaissante avait su conférer aux figures humaines plongées dans l’infinitude de l’Univers. La relation entre l’homme fini et l’infini mathématique est brisée par les métaphores digitales et alphabétiques, qui érigent en entités mythologiques des images tirées du sens commun – avec lequel la science est censée rompre. Ces images vagues opèrent des « transferts » de sens vagues, « mous »13, dont le dualisme grossier efface la singularité et l’historicité du vivant, qui est toujours ce vivant-ci, avec ce corps et cette histoire, irréductibles à l’invariance idéale des mathématiques, à la généricité a-historique de ses objets – ou pas dans les même termes que la physique.

Conséquences fortes d’hypothèses molles

L’image de l’ADN-programme a plusieurs conséquences. D’abord, l’idée que la biologie, dépendant des propriétés des molécules, serait réductible aux lois de la physique14. Mais lesquelles ? La physique mathématique, de Galilée au quantique, n’a eu de cesse de construire et de modifier ses lois en se confrontant à des phénomènes inédits. Et c’est ce que j’essaye de faire, avec F. Bailly et M. Montévil, en essayant d’articuler certaines théories physiques et mathématiques avec les phénomènes propres au vivant. En science, l’unification est toujours provisoire et « locale », et non dogmatique et réductionniste. Mais il y a d’autres conséquences, dont celles sur les analyses du cancer m’intéressent à présent. Ce domaine a été longtemps dominé par l’idéologie du programme : le cancer serait le fruit d’une déprogrammation de l’ADN, provoquée par un signal déréglant les instructions données à la cellule15.

Du triomphe à la débâcle

Depuis 1971, des énormes projets sont financés annonçant la victoire finale contre le cancer grâce à des thérapies génétiques en mesure de « reprogrammer » l’ADN « déprogrammé », voir16 un texte autocritque bouleversant. Ces thérapies étaient censées se fonder sur le « roc » des lois chimiques et physiques, et la proximité des métaphores du « programme » d’avec le sens commun facilitait leur succès auprès des autorités et de l’opinion publique. Mais un demi-siècle de recherche génétique n’a produit aucune thérapie révolutionnaire ni des connaissances solides sur le déclenchement et le développement du cancer17. Au contraire, le très vaste travail de déchiffrage de l’ADN des cellules cancéreuses, entrepris à partir de 2000, a mis en évidence que la nature complexe du cancer est irréductible à toute causalité purement moléculaire. Les énormes efforts financiers et le refoulement brutal des hypothèses alternatives ont été motivés des décennies durant par l’idée que toute donnée phénotypique suppose une détermination complète par les gènes. Des approches comme celle que proposent les biologistes Sonnenschein et Soto18, et telles que reprises par Longo19 se fondent sur le principe darwinien que les organismes, y compris les cellules, tendent à se reproduire avec variations (un état-limite analogue à l’inertie galiléenne, mais propre au vivant). Faute de contrôle efficace par les tissus, les hormones, etc., les cellules se reproduisant peuvent atteindre la vitesse de l’embryogenèse, ce qui est le cas de certaines tumeurs. Le cancer ne dépend donc pas d’un « signal déclanchant» au niveau moléculaire, mais de l’échec de la relation régulatrice entre tissu, organisme et écosystème. Ces hypothèses, et leur conséquences thérapeutiques – qui réorientent l’attention des chercheurs vers la prévention et les conditions de l’environnement – ne font que commencer à s’imposer, après des décennies de catastrophe informationnelle.

Hypothèses de travail en biologie

Il convient donc de revenir à Darwin, dont la grandeur consiste à avoir formulé des principes théoriques d’intelligibilité du biologique, à l’instar des grands créateurs en physique-mathématique. Les deux principes darwiniens sont la descendance avec modifications et la sélection. Le défi consiste à articuler ces principes à l’analyse de l’organisme, en unifiant ontogenèse et phylogenèse. On a déjà étudié le rôle des principes en mathématiques et en physique, des structures géométriques de l’espace aux principes de conservation. La recherche des principes en biologie doit suivre ces exemples, mais les principes propres à la physique – fondés sur l’invariance, la conservation des symétries et les trajectoires optimales – sont inadéquats à la réalité du vivant. Les systèmes vivants sont dans un état constant de transition critique : leurs symétries n’ont de cesse de se briser et de se reconstituer20, si bien que le principe darwinien de la reproduction-avec-variation peut être vu comme un principe de non-conservation, opposé, et symétrique, par rapport aux principes de conservation-invariance en mathématiques et en physique. La théorisation adéquate au champ biologique demande par conséquent des prolongements et des croisements de théories physiques différentes – que l’on songe à la coexistence de phénomènes aléatoires classiques et quantiques dans la cellule21. Ces opérations s’appuient sur des théories physiques existantes, tout en restant irréductibles à leur logique propre : elles sont des « points de vue », des « perspectives », sur l’organisme, dont la réalité unitaire et primordiale fournit un fil conducteur à ces théorisations différentes. L’intelligibilité du champ biologique n’est possible qu’à travers ces recoupements et intégrations partiels, visant à construire des objets-de-connaissance en rapport dialectique avec les contraintes de l’expérience « brute ». En biologie, cette expérience joue un rôle singulier, inconnu des théories physiques : grâce à la mathématisation, celles-ci découpent dans le réel des objets génériques, dont l’objectivité dépend entièrement de la théorie-cadre. En biologie, les objets sont toujours des singularités historiques, que saisissent des modèles conceptuels qualitatifs, provisoires et surdéterminés par la culture et les idéologies22. La centralité de chaque organisme singulier, avec son historicité propre, implique un primat de la variation et de la rupture des symétries qui renverse le primat mathématique de l’invariance – un primat aux effets de connaissance très puissants, mais qui s’avère un obstacle pour la connaissance de la vie, surtout lorsqu’il est défiguré dans l’image de l’ADN comme invariant informationnel et le mythe du « programme ». Par exemple, la matérialité de chaque organisme, son épaisseur historique et la densité de ses relations internes et externes, excluent tout dualisme entre «logiciel» et «matériel», propre à la notion de programme. Finalement, c’est l’un des opérateurs décisifs de l’objectivité en physique qui est renversé en biologie : je fais allusion à l’espace des phases. Alors qu’il est fixé apriori comme condition de possibilité et norme immanente des trajectoires physiques, dans les processus biologiques les trajectoires singulières constituent et réorganisent constamment l’espace des possibles (des phases), dont les observables sont les résultats des processus. Si cette analyse des dynamiques vivantes est pertinente, le problème se pose de tester les limites de l’objectivation scientifique traditionnelle, dont la physique et les mathématiques représentent des paradigmes, face aux contraintes de la théorisation biologique. Le dépassement de pratiques théoriques très puissantes, s’enracinant dans des idées métaphysique et théologiques vénérables, est un défi radical, mais des tentatives se font jour…

 

Traduit de l’italien par Andrea Cavazzini. La version originale “Le conseguenze della filosofia” peut être téléchargée ici.